Nous ne vivons pas dans la réalité. Contrairement à ce que l’on pense, notre cerveau ne réagit pas uniquement aux stimuli extérieurs. Un tel outil serait impossible à maintenir et demanderait trop d’énergie. L’évolution en a voulu autrement.
C’est le message sous-jacent à l’ouvrage de Lisa Feldman-Barrett : How Emotion Are Made. Dans cet ouvrage la psychologue et neurologue Feldmann nous invite au cœur du fonctionnement du cerveau pour nous expliquer sa théorie issue de nombreuses années de recherches : la théorie des émotions construites.
Nous ne vivons ni ne reconnaissons d’émotions chez les autres : nous construisons une expérience émotionnelle. Nos émotions sont construites par notre cerveau.
Nos émotions ne seraient pas inscrites au sein même de notre système nerveux mais créées par celui-ci.
Nous expérimentons une simulation créée par notre cerveau à travers la création de concept mentaux et de prédictions cérébrales. Notre cerveau créé des simulations probables avant de recevoir les stimuli des sens pour optimiser ses performances.
Notre cerveau emploierait une certaine partie de nos perceptions sensorielles en renfort de nos connaissances et de notre compréhension du monde pour créer des hypothèses à confirmer ou infirmer : ces hypothèses préparent le corps à réagir dans le monde réel.
Notre système émotionnel découle de ce procédé au cœur même de notre fonction vitale. Notre corps correspond à un élément extérieur, c’est une expérience sensorielle que notre cerveau doit interpréter. Les émotions seraient une interprétation de nos ressentis physiques eux-mêmes résultats du fonctionnement de notre organisme.
Nous ne vivons ni ne reconnaissons d’émotions chez les autres : nous construisons une expérience émotionnelle. Nos émotions sont construites par notre cerveau.
Avant de débuter votre lecture, rappelez-vous simplement que cette théorie reste hypothétique bien qu’elle soit aujourd’hui la plus pertinente d’un point de vue empirique.
À qui s’adresse ce livre
C’est un livre de vulgarisation psychologique et neurologique, certains aspects sont relativement complexes à saisir. Toutefois je pense que quiconque pourrait y trouver un intérêt. Travailler sa stabilité émotionnelle est une des conditions sine qua none du succès et à l’entreprise de quelque activité que ce soit. Ce livre nous apporte des informations concrètes et factuelles sur notre manière naturelle de gérer nos émotions et peut permettre de prendre du recul sur ce que nous vivons.
Je le conseille très fortement aux personnes exerçant des activités influant sur l’esprit humain : marketeurs, juristes, magistrats ou encore UX designer. Le fonctionnement cérébral et la compréhension de la formulation des concepts et des prédictions est particulièrement intéressant.
Petite introduction sur les émotions
L’auteure débute son ouvrage avec une présentation peu commune et assez difficile à croire : nous ne sommes pas capables de reconnaître des émotions sur un visage.
Les médecins font une analyse paradoxale : nous sommes capables de reconnaître les émotions chez les personnes mais nous ne sommes pas capables de les mesurer « scientifiquement ».
Il n’y a pas de normes. La norme réside dans la fluctuation, comme dans la catégorie des chiens : il peut autant y avoir des dobermans que des labradors, des animaux fondamentalement différents mais appartenant à la même espèce.
Les équipes de l’auteur se sont rendues auprès de peuplades humaines moins développées et vraiment différentes de nous afin de mesurer leur capacité à reconnaître les émotions. Ils n’en sont pas capables, ou tout du moins, ils reconnaissent beaucoup moins de formes émotionnelles.
Dès lors le postulat de Lisa Feldmann fut clair : notre éducation et le contexte vont clairement jouer un rôle dans la reconnaissance des émotions. L’identification des émotions et leur signature n’est pas innée : nous devons connaître le concept du bonheur pour pouvoir le lire sur le visage de quelqu’un.
La création de concept mentaux est connue depuis plusieurs années comme un fonctionnement naturel du cerveau et la création des émotions serait associé à ce fonctionnement : nous ne reconnaissons que les concepts que nous connaissons déjà, des concepts que nous avons déjà rencontrés et appris et auxquels nous avons donné du sens.
Nous ne pourrions reconnaître que des concepts émotionnels que nous avons déjà rencontrés et nous ne pourrions vivre que des émotions que nous connaissons et auxquelles nous avons donné un sens.
Ok, mais comment se fait-il que nous ressentions physiquement les émotions ? Maintenant on va attaquer le dur : comment ces émotions sont-elles créées à la fois dans notre corps, dans notre esprit et dans notre société ?
Fonctionnement prédictif du cerveau humain : le système intéroceptif
D’abord on va commencer par la définition donnée par Lisa Feldmann-Barrett de l’intéroception. L’intéroception est l’interprétation des sensations de notre corps par notre cerveau. L’interprétation et l’analyse des données physiologiques du corps telles que la température, le taux de glucose, etc.
Avec ces données, le cerveau va créer des prédictions. C’est assez abstrait car nous ne pouvons pas nous l’imaginer. En gros, comme j’ai pu vous le dire en introduction, nous ne vivons pas la réalité telle qu’elle nous vient. Notre corps ne serait pas capable d’alimenter en énergie un tel système, il demanderait des calculs beaucoup trop importants.
Notre cerveau fonctionne différemment. Il prédit. Selon ce qu’il se passe dans le réel, notre cerveau, par association de millions de circuits neuronaux, va interpréter la situation et réaliser des milliers voire des centaines de milliers de prédictions par seconde. Il anticipe la situation qui a le plus de probabilité d’arriver selon la situation extérieure et de ce qu’il connaît du monde (notre expérience) pour préparer le corps à agir.
Ces prédictions permettent à notre cerveau de récupérer moins d’informations depuis nos sens pour utiliser moins de ressources et mieux préparer le corps à réagir. En face d’un prédateur, pour s’enfuir, notre corps doit être prêt à encaisser la charge d’afflux sanguin et autres réactions physiologiques nécessaires. Ces prédictions sont là pour préparer et faciliter la vie dans le réel. Si notre cerveau a déjà prévu la fuite, si nos muscles sont déjà prêts à prendre la fuite, nous avons plus de chance de survivre. On peut donc supposer que ce fut la meilleure solution de survie et c’est cela qui fut choisi par l’Evolution.
Notre expérience actuelle est un mélange d’une simulation de notre cerveau et d’informations sensorielles. Notre expérience a été en partie prédite par notre cerveau il y a quelques millièmes de seconde.
Notre système prédictif créé des prédictions pour créer des simulations de ce qui peut arriver, comparer ces prédictions avec les informations sensorielles et identifier la situation la plus probable pour s’y préparer.
Le système prédictif repose sur le système intéroceptif
Bien entendu, ce que nous décrit ici le Dr Feldmann-Barrett est une vue simplifiée du fonctionnement réel du cerveau. C’est ce que l’auteur nous rappelle quand elle nous présente le système intéroceptif : il est en réalité plus complexe. L’auteure souhaite que l’on se concentre essentiellement sur son rôle dans la gestion des émotions.
L’auteur nous propose d’imaginer deux zones cérébrales. La première zone responsable des budgets physiologiques envoie des prédictions de l’état du corps à la seconde zone, le cortex intéroceptif primaire. Celui-ci compare les prédictions avec les inputs réels reçus depuis le corps. C’est le décalage entre ces prédictions et les inputs qui donnent lieu à des sensations : mal de ventre, douleur dans la poitrine, etc. Ces sensations indiquent la différence entre ce qui devrait être et ce qui est : cela permet d’équilibrer. Tout ceci se fait en temps réel et tout le temps. Ces sensations s’appellent l’affect.
L’affect : un résultat du système intéroceptif
L’affect est un terme anglais désignant une sensation vécue par le corps et expérimenté par notre conscience. Nous vivons réellement cette sensation.
On peut partager l’affect en deux points. D’abord la valence qui décrit comment bien ou mal nous sentons-nous puis l’arousal qui décrit comment calme ou agité nous sentons-nous.
L’affect dépend directement des régions cérébrales en charge des budgets physiologiques. Un déséquilibre peut amener à différents niveaux de l’affect. Les éléments extérieurs peuvent également avoir un effet sur l’affect, des repas entre amis, des situations de stress ou autre.
En clair, nous ne nous adaptons pas à notre environnement ; nous construisons notre environnement car notre cerveau perçoit ce qu’il veut bien percevoir.
Création des concepts par notre esprit
Tandis qu’une catégorie pourra être un assemblage d’éléments divers selon certains critères de ressemblances un concept sera la représentation mentale de cette catégorie. Comme vous le savez surement, les catégories sont changeantes et évolutives selon le contexte ou le but visé. Quand on parle de choses capables de voler on peut parler tant d’hélicoptères que d’abeilles, pourtant ils appartiennent à différents concepts de véhicule ou d’insecte.
Comment cela s’applique-t-il aux émotions ?
Une émotion serait donc un concept. Le bonheur est un concept. Une catégorie psychologique de sensation que notre cerveau a regroupé dans une même famille. De fait, quand on va vivre un sentiment de bonheur, notre cerveau va récupérer un concept psychologique qu’il a appris pour donner du sens à ce que nous ressentons. Il crée une instance de concept émotionnel, il crée une instance d’une émotion selon ce qu’il connaît déjà, ce qu’il a appris.
Ainsi, quand on associe les prédictions aux concepts, l’auteur nous dit :
Nous ne détectons pas ni ne reconnaissons les émotions chez nous ou chez les autres. Nous prédisons puis expliquons nos sensations tirées de la prédiction, selon notre vécu passé et les probabilités qu’il survienne.
La cascade des concepts : la compression des informations
Maintenant on va associer le fonctionnement prédictif à la création de concept : c’est la cascade des concepts. Quand notre cerveau créé l’instance d’un concept, il réalise en réalité une prédiction. Ce système s’appelle la cascade des concepts.
Comme l’auteur nous l’a déjà dit, notre cerveau est un ordinateur qui a évolué sur des milliers d’années d’existence préférant le fonctionnement le plus économe en ressources.
Notre cerveau compresse l’information des sens, l’information du corps ainsi que celles du vécu dans le réseau intéroceptif sous la forme de concepts. Chacun des inputs se voit attribué un sens et est conceptualisé selon la norme à laquelle il appartient. Cela facilite sa compréhension.
Lorsque les contextes l’y invitent, le cerveau va décompresser cette information sous la forme d’instance de concept, soit de prédiction, et va comparer cette information avec l’input sensoriel du moment. Dès lors, il va pouvoir adapter et choisir la meilleure prédiction et éviter d’employer trop de ressources à écouter la totalité des inputs sensoriels.
Cette cascade des sens explique le traitement de la décompression de l’information en parallèle des sensations corporelles dont résultent l’affect et la prédiction de la situation. Comme l’affect provient de l’intérieur de notre esprit, nous avons l’impression que l’émotion survient naturellement et pas artificiellement.
Ainsi, la cascade des concepts explique le fonctionnement du cerveau, en particulier le fait que l’on vive non pas une réalité mais une simulation à travers notre esprit.
Le partage des concepts, la réalité
Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains. Yuval Noah Harari
Comme l’explique Harari dans Sapiens, une entreprise n’existe que parce’que tous les humains d’une société y croient. Comme une religion, comme l’argent comme tous ces concepts sociaux.
C’est ce procédé qui a permis à l’Homme de quitter les cavernes et de devenir l’espèce dominante sur terre. Quand nous créons une catégorie mentale et lui donnons du sens par sa conceptualisation, nous créons un concept. Quand nous partageons ce concept et l’enseignons à d’autres et qu’ils sont prêts à le croire, nous créons une réalité.
Pour communiquer nos concepts nous avons plusieurs procédés dont les mots et les symboles. Ils ont un extraordinaire pouvoir de synthèse. Au lieu de dire, de la tomate et du fromage en garniture posés sur une pâte cuite ronde nous disons pizza. Ce mot synthétise la totalité du concept et est plus facile à exprimer. Il en va de même pour le mot bonheur : il résume des instances du concept, des sensations et l’affect ressenti pour nous permettre de l’exprimer plus facilement.
Les concepts liés aux émotions nous permettent de donner du sens à nos ressentis, d’aider le corps à déterminer quels éléments physiologiques augmenter selon le contexte et indiquer la marche à suivre : faut-il s’enfuir ? Rire ? Pleurer ?
Ces concepts nous permettent d’interagir avec les autres. Ils nous permettent de communiquer des sensations par rapport à ce qu’on a pu vivre, de donner du sens à des événements comme la mort de quelqu’un, une compétition sportive ou autre. Ces concepts nous permettent aussi d’influencer les autres en leur faisant peur, les faisant rire. C’est la clé de la vie en communauté et tout le jeu de la publicité.
Sans les concepts d’émotions nous ne pouvons ni les vivre ni les percevoir. Notre cerveau ne perçoit en général que ce qu’il sait qu’il peut percevoir.
Nous sommes plus architectes qu’observateurs de notre expérience
Que faut-il retenir de cet ouvrage ? Eh bien que nous ne sommes pas victimes de notre expérience émotionnelle mais plutôt architecte de celle-ci.
La théorie des émotions construites explique ce que les anciennes philosophies boudhistes, stoïciennes ou épicurienne avaient déjà compris : nous avons notre mot à dire sur ce que nous ressentons.
L’auteur nous invite à prendre des mesures pour améliorer notre vie émotionnelle. D’abord, régler nos problèmes physiologiques qui sont directement liés à nos ressentis : sommeil, nourriture équilibrée et pratique sportive. Ensuite, de développer notre intelligence émotionnelle. Comment ? Eh bien en affinant nos concepts émotionnels. En écoutant davantage nos sensations pour différencier les différentes instances d’émotion ou en apprenant de nouveaux mots plus précis, permettant de descendre dans la granularité émotionnelle. Changer nos concepts nous permettra d’améliorer nos prédictions et donc d’éviter les erreurs de prédictions.
Il faut également éviter de ruminer, de ressasser des souvenirs ou de refaire des scènes qui nous stressent. Toutes ces scènes mentales sont en réalités des prédictions et des concepts. Nous vivons donc ces moments imaginaires comme s’ils étaient réels.